Quand transhumance rime avec vacances.
Trois heures du matin … l’orage gronde dans la plaine de Shiraz. Très vite de grosses gouttes de pluie s’abattent sur notre tente. Je hasarde un œil hors de mon duvet. L’inquiétude se fait sentir. Les hommes ont prestement quitté la tente et s’activent autour de celle-ci. Je suis le mouvement et rassemble au plus vite mes affaires. Nous créons, au milieu, un petit monticule de couvertures et de sacs afin de les isoler au mieux de l’eau qui commence déjà à s’infiltrer par les coutures. Fatemeh est agrippée à un piquet tandis que Mojgan tente de repousser l’eau du toit avec un balai qu’elle agite dans tous les sens. Elle geint, appelle constamment son mari et implore Dieu de venir à notre secours …
Les enfants sont, bien sûr, réveillés et mêlent leurs cris à ceux de leur mère. J’ai extirpé de mon sac à dos la précieuse lampe frontale pour faciliter le travail des hommes. A chaque éclair, nous mesurons l’étendue des dégâts. Des bourrasques de vent s’engouffrent dans la tente qui menace à tout instant de s’envoler. Un petit agneau (la naissance du jour), ne veut plus rester sous sa couverture et tente, comme il peut, de se frayer un passage dans tout ce capharnaüm. Je ne sais plus moi-même où donner de la tête … Finalement, après d’interminables minutes, Mojgan se détend et nous entendons enfin la pluie ruisseler sur une grande bâche en plastique …
Personne n’avait imaginé qu’il pleuvrait cette nuit là, la bâche était donc restée… dans la camionnette.
La veille, à mon arrivée au campement, un agneau nouvellement né était mal en point. Les chiens se sont chargés de le croquer quelques heures plus tard …
Bienvenue chez les nomades ghashghais !!!
Dans la famille Ashouri il y a d’abord la grand-mère Fatemeh qui règne en maître sur la maisonnée. C’est elle qui a une horloge dans la tête et veille au réveil matinal ( parfois dés 3 heures … ), elle, qui de sa voix tonitruante, met tout le monde dehors. Elle n’a pas son pareil pour hurler les ordres.
Et puis il y a son fils ainé Merzad, le mari de Mojgan et le père de leurs deux filles : Sana et Tara. C’est le chauffeur de la camionnette, il gère avec les femmes le montage et le démontage de la tente. Il est aussi vétérinaire à ses heures … Signe particulier : connaît toutes les plantes des montagnes et en dégotte toujours pour agrémenter nos innombrables soupes de dough ( boisson à base de yaourt battu et allongé d’eau ).
Mojgan, quant à elle, a de quoi s’occuper : les enfants, les repas, la lessive, sans oublier la traite des chèvres. Elle court partout, s’agite dans tous les sens. Elle est d’une efficacité remarquable.
Farzad le fils cadet est mon préféré. C’est lui qui est le plus proche du troupeau. Il veille à son déplacement, est attentif aux moindres écarts. C’est « Le » responsable.
Sana, l’ainée des filles connaît déjà son rôle : elle assure le maintien en ordre du troupeau pendant la traite mais s’éclipse souvent pour aller jouer, ce qui ne manque pas d’exaspérer sa mère qui lui court toujours après.
Tara, l’intrépide, cherche à imiter les adultes et n’hésite pas à tirer les agneaux par les pattes avec ses petits bras et sa détermination.
Et puis Mamad l’afghan. Comme beaucoup de réfugiés, il est journalier et travaille dur. Toujours sollicité, il est bien souvent malmené par la redoutable Fatemeh.
Et moi … Quand je ne marche pas avec le troupeau, je suis affectée à la vaisselle (pas compliqué, j’ai vite compris) et au battage du yaourt : là, j’ai eu besoin de quelques conseils. Avec de l’entraînement, je suis même devenue experte et Fathemeh, qui, depuis, a souvent mal aux bras, peut désormais se reposer sur moi.
Comme tous les membres de sa tribu, ma nouvelle famille a quitté les pâturages d’hiver il y a deux semaines au moment de Now rouz ( nouvel an iranien qui est aussi le premier jour du printemps ). Elle est persanophone de la lignée des Khamsés.
Depuis quelques années, les nomades ont un véhicule pour transporter la tente, les jerricanes d’eau, les effets personnels et les innombrables bébés (chevreaux et agneaux) qui naissent sur le chemin. Avant la révolution, ils se déplaçaient avec des dromadaires, des chevaux et des mules. Aujourd’hui seules les tribus d’origine turque transhument avec des animaux (voir Michel Fouteau, A la rencontre des nomades d’Iran).
Les femmes et les enfants trouvant place dans la camionnette, la conduite du troupeau est donc réservée aux hommes.
Que je veuille marcher avec le troupeau n’a pas manqué de surprendre. Mais mon obstination légendaire est venue à bout de leurs réticences …
Notre troupeau comprend 300 bêtes, des chèvres élevées pour le lait, et des moutons pour la laine et la viande. Notre voisin le plus proche ( un membre de la famille dont la tente jouxte la nôtre ) en a 500. Les deux troupeaux se suivent dans les déplacements.
Les autres tentes de la famille et des nombreux amis sont toutes installées dans le même périmètre, ce qui favorise de nombreux échanges, de l’entraide en cas de besoins, et les innombrables rencontres autour du thé.
Selon la distance à parcourir, la configuration du terrain et les traversées de villages, le départ du troupeau se situe entre 3 et 8 heures du matin. Il est par contre impératif d’arriver au campement suivant en début d’après midi pour la traite des bêtes et l’allaitement des bébés.
Fatemeh se charge donc des réveils matinaux. Dormant tout habillés nous sommes vite opérationnels … Bien souvent il fait encore nuit. Nous emportons dans nos sacs du pain, de l’eau et parfois du yaourt. Les bêtes sont restées prés des tentes étroitement surveillées par Farzad, Merzad et Mahmad. Craignant les vols et les loups les trois hommes instaurent des tours de garde toute la nuit. Ma lampe frontale ( qui clignote ) fait sensation. Elle leur permet de s’envoyer des signaux d’un bout à l’autre du troupeau et de surveiller les retardataires. Elle devient de fait INDISPENSABLE au bon déroulement d’un départ matinal. Mais comment faisaient-ils avant !!! Le terrain est accidenté : pas de sentier ; je dois, sans lampe, redoubler de vigilance pour ne pas me tordre les pieds.
Les chèvres futées et relativement disciplinées marchent souvent en tête. Viennent ensuite les brebis, les moutons. En queue on retrouve les éclopés et les agneaux ( qui ne manquent pas de s’accrocher au pis de leur mère au moindre ralentissement ), sans oublier le bouc qui bien souvent fait des siennes et qu’il faut dompter. J’ai vite compris comment arrêter un troupeau avant qu’il ne s’emballe ; par contre je ne suis pas très bonne dans le maniement du bâton.
Nous franchissons ainsi des montagnes, longeons parfois des routes interminables et dangereuses, traversons des villages et des plaines magnifiques.
Bien souvent, en chemin, un nouveau né montre le bout de son nez. Merzad vient alors le récupérer en camionnette si la situation le permet, sinon Mahmad le met dans son sac à dos en toile, et c’est bien souvent dans mes bras qu’il arrive au campement. Les deux chiens montent la garde la nuit prés du troupeau mais se contentent, le jour, de gambader à mes côtés à l’affût d’un morceau de pain ou d’une caresse.
Pendant que nous marchons, Fatemeh et le reste de la famille ne chôment pas. Ils démontent la tente, l’enclos des naissances, et, savamment, rangent le tout dans la camionnette. Les bébés sont alors déposés dans la partie basse du véhicule spécialement aménagée pour eux.
Ils couvrent ensuite la distance nécessaire et trouvent un espace pour passer la nuit. Et puis, à nouveau ils réinstallent le tout … Et ceci pendant un mois ...
L’après midi, après le repas, il faut traire les chèvres et les brebis. Les hommes maintiennent alors la tête des bêtes pour faciliter le travail des femmes, pendant que nous assurons le service d’ordre avec nos bâtons.
Et puis vient l’heure des bébés qui piaffent d’impatience dans leur enclos. Les mères tournent autour de celui-ci et guettent la libération de leur progéniture. On s’occupe d’abord des chevreaux. Parfois Sana est déposée dans l’enclos pour les extraire un à un. Mojgan utilise aussi une canne en bois crochetée. Mais bien souvent ils plongent tous leurs grands bras dans l’enclos et tirent les petites bêtes par les pattes … J’ai toujours peur qu’on ne leur en arrache une au passage mais il n’y a, paraît- il, aucun risque …
Et puis par « paquets » de 3 ou 4 les bébés sont amenés sans ménagement sous les mères pour l’opération tétée. Il y a plus de 50 nouveaux nés dans l’enclos !!! Il faut donc être efficace. Le dernier né, jugé trop fragile, passera sa première nuit sous la tente, enveloppé dans une couverture avant de rejoindre ses frères.
Hier j’ai contrarié ma famille. Ils avaient tué un chevreau et n’ont pas compris que je ne veuille pas en manger. Je leur ai dit qu’il m’était difficile de manger un animal que j’avais vu vivant une heure auparavant ; mon argument n’a pas eu l’air de les convaincre …
Le lait est transformé en yaourt puis baratté pour préparer le dough qui sera vendu dans les bourgs alentours. L’occasion alors d’aller en ville à la grande joie des enfants, de manger des glaces, et de faire le plein de fruits et de légumes.
L’eau est un problème. Transportée dans les jerricanes il faut prendre soin de ne pas la gaspiller ; la toilette reste donc très sommaire … Et quand, par chance, le campement se trouve prés d’un point d’eau (une fois en 2 semaines), je dois ruser pour parvenir à faire une toilette … discrète et une lessive … efficace.
Parfois la journée se termine par une séance de vaccination et le soin à apporter aux souffreteux.
Fatemeh et Mojhgan nous confectionnent aussi un pain délicieux mais comme nous en consommons beaucoup il faut régulièrement en acheter dans les villages.
Aujourd’hui nous franchissons la dernière chaîne de montagne. Nous progressons dans les rochers et grimpons une pente moyennement raide sans sentier apparent. Et puis des fleurs magnifiques, un dernier pique nique.
Les deux troupeaux qui cheminaient ensemble depuis un mois vont se séparer. L’oncle de Merzad passera l’été à Sirbanou alors que nous marcherons encore deux jours avant de planter les superbes tentes noires caractéristiques des tribus ghashghais. Les enfants retourneront ensuite à l’école, un nouveau rythme se mettra en place, l’été sera la saison des mariages et des fêtes. Et puis octobre sonnera l’heure du retour, le troupeau rentrera en camion, cette fois, et tout le monde retrouvera la chaleur du sud jusqu’au prochain départ.
C’est là que je promets de les revoir…
Par la fenêtre du bus qui me ramène à Téhéran, je jette un dernier regard sur les sommets encore enneigés du Zagros. Un film passe en boucle dans ma tête, celui d’une belle rencontre, avec des hommes et un troupeau.